jeudi 16 septembre 2021

Regards croisés : Le calfatage


Philippe TASSIER

   C’est une scène disparue depuis longtemps de nos rivages. Celle de bateaux gisant sur leur flanc mais qu’aucune fortune de mer n’aurait fait s’échouer. A leur pied, les hommes s’affairent le long des coques découvertes. La mise en cale sèche est l’occasion d’entretenir les œuvres vives, cette partie de la coque immergée, malmenée par les flots, qu’algues et crustacées viendront rapidement coloniser. Après le grattage, les marins chauffent la coque à l’aide de fagots enflammés tenus au bout de longues fourches. Sur la carène ainsi nettoyée, l’étanchéité des bordés de bois est refaite en calfeutrant les fentes d’une nouvelle étoupe roulée en cordons et enduite de brai. Dans la chaleur et les odeurs âcres du coaltar fumant, le calfatage est un travail ingrat mais essentiel à la bonne marche des bateaux. Sur l’estran, ces scènes spectaculaires de bateaux enflammés attirèrent la curiosité de nombreux artistes mais aussi en ce début de 20ème siècle de jeunes photographes. Au bas des Plomarc’h dans le vieux port de Douarnenez, Philippe Tassier (1873 - 1947) immortalise le calfatage de la chaloupe Anastasie Joseph lancée en 1905. Au même endroit, tel un reporter, Charles Augustin Lhermitte (1881 - 1945) consacrera en 1912 une série d’une trentaine de clichés où transparait toute la rudesse de ces travaux de carénage.

Charles Augustin LHERMITTE

Au-delà de la maintenance incombant à l’équipage de retour des pêches, c’est au sein de la Marine que la fonction de calfat trouvera toute sa noblesse. Embarqué sur des bâtiments militaires, le Maître calfat malgré un rang subalterne, faisait partie des maîtres dits de profession qui formaient avec les Maîtres charpentier ou voilier, la maistrance. Le célèbre Dictionnaire de la Marine à Voile du Capitaine de Bonnefoux (1782 - 1855) dresse l’étendue des compétences de ces hommes « chargés du calfatage, de l’entretien des pompes, de boucher les trous de boulet, d’aveugler les voies d’eau, d’enduire, quand il y a lieu, les carènes de couroi ou autres préparations, de placer le doublage en cuivre, de sonder les piqures des vers, de visiter et chauffer les navires, et d’autres travaux analogues. » On comprend aisément l’importance de ces marins dont la mission première à bord était de vaincre toute voie d'eau pouvant entrainer la perte du navire et de ses marins.

Dans un ouvrage de 1843 intitulé Physiologie du Marin, les écrivains Pluchonneau et Maillard évoquaient déjà la dureté du métier de calfat : « A bord des petits bâtiments de commerce, les calfats sont pris indistinctement parmi les matelots ou les gabiers, car il faut toujours avoir la connaissance de calfatage pour être embarqué au commerce. Une voie d'eau vient-elle à se déclarer, les coutures du pont ne sont-elles pas assez serrées, le navire a-t-il besoin d'une réparation extérieure, de suite on appelle les calfats qui transportent leurs outils et leurs baquets à goudron à l'endroit où la réparation est urgente, et nous devons le dire, leurs travaux ne sont pas toujours sans danger, exposés qu'ils sont sur les flancs du vaisseau, où la mer vient battre quelquefois avec force. Dans un combat, un boulet pénètre-t-il dans l'intérieur du bâtiment, c'est à l'extérieur que le calfat doit aller boucher l'immense trou occasionné par le malencontreux projectile. Dans ces tristes occasions, la vie du calfat est une lutte continuelle avec la mort qu'il semble braver et qui n'altère en rien son caractère égrillard et caustique. » Les écrivains concluaient de façon lapidaire que « le calfat connaissant bien son métier, pourra[it] devenir maître un jour ; c'est le privilège de se faire tuer ou de se noyer plus facilement que les apprentis et les aides dans le même métier. » Près de vingt ans plus tard, dans un article paru le 25 juin 1864 dans La Semaine des familles, l’écrivain et officier de marine Guillaume de la Landelle (1812 - 1886) rendra un hommage appuyé à ces hommes « dédaignant les incessantes railleries dont ils sont l'objet car parmi les marins, calfat est presque synonyme de malpropre », mais qui « aiment leur métier, en chérissent le fracas et les parfums et l'exercent avec une fierté singulière ».

Le bateau goudronné, 1873
Edouard MANET

Instantané d’un passé maritime, le calfatage est présent dans l’œuvre de nombreux artistes y compris les plus célèbres. Édouard Manet (1832 - 1883) peint durant l’été 1873 sur la plage de Berck Le bateau goudronné. Dans cette œuvre appartenant à la prestigieuse collection impressionniste d’Albert Barnes (1872 - 1951), l’artiste saisit d’une touche vive les flammes caressant la coque noire du bateau. Les marins œuvrent au vent pour se prémunir du feu et de sa fumée. La toile est dominée par le noir dense de la coque et de ce chaudron de coaltar dans lequel Édouard Manet semble avoir trempé son pinceau.

Eugène CHRISTY

Xavier BOUTIGNY

Charles JOUSSET

C’est sur ces mêmes plages de la Côte d’Opale que le peintre Eugène Christy illustrera le calfatage des flobarts, ces bateaux de pêche à fond plat construits pour pouvoir s’échouer et débarquer à même les plages le produit de leurs pêches. Un peu plus au sud, sur la côte normande, le peintre rouennais Xavier Boutigny (1870 - 1930) illustrera le calfatage des barques chalutières sur la plage de Grandcamp. Dans un temps hivernal aux tons gris, un feu aux flammes colorées se détache et attire immédiatement notre regard. Face à ce qui semble être un navire en proie à un incendie destructeur, l’artiste cherche à nous surprendre comme il le fut sûrement à la vue de cette scène maritime spectaculaire. C’est un même sentiment d’étonnement qui inspirera Charles Jousset (1857 - 1906) dans la réalisation de cette œuvre où les flammes démesurées paraissent embraser le navire.

Alfred MARZIN

Calfatage à Morgat, 1930
Raoul BRYGOO

Cette image du feu et de ses volutes bleutées au pied des carènes est présente dans les œuvres bretonnes d’Alfred Marzin (1880 - 1943) ou du peintre Lillois Raoul Brygoo (1886 - 1973). Elle est également le sujet de l’une des œuvres majeures de l’École de Pont-Aven visible au Musée des Beaux-Arts de Quimper en Finistère. L’artiste Maxime Maufra (1861 - 1918) la peint vers 1893. Dans cette toile de très grande taille*, le calfatage d’un chasse-marée échoué sur les rives de l’Aven se fond dans un paysage que le peintre a souhaité résolument magnifier. Les marins et la femme qui les rejoint semblent esseulés dans cette nature grandiose où règnent l’harmonie et la paix du jour finissant. Dans cette Vue du port de Pont-Aven, Maxime Maufra nous aura invité de façon prémonitoire à réfléchir à la place et l’empreinte de l’homme au sein de la nature.

Vue du port de Pont-Aven, circa 1893
Maxime MAUFRA

Le calfatage apparaît parfois discrètement dans les œuvres des peintres de marines. On le retrouve dans cette scène également située à Grandcamp et peinte en 1896 par Franck Myers Boggs (1855 - 1926). Seul au pied d’une barque massive avec son chaudron de brai, un marin semble nous inviter à partager ses travaux. On le découvre également dans ces silhouettes penchées au pied de chaloupes dans les œuvres de Charles François Pecrus (1826 - 1907) ou de Paul Morchain (1876 - 1939). D’autres artistes auront souhaité illustrer la vie foisonnante des ports et des rivages comme le peintre russe Emil-Benediktoff Hirschfeld (1867 - 1922) qui dans une même œuvre fait se côtoyer sous les regards curieux des enfants, la tannée des filets, les travaux de calfatage et ceux des charpentiers de marine.


Grandcamp, 1896
Franck MYERS BOGGS

Charles PECRUS

Paul MORCHAIN

Emil-Benediktoff HIRSCHFELD

Quelques gravures viennent également témoigner de ce monde disparu. A Granville, Alfred Latour (1888 - 1964) saisit en 1913 cette scène portuaire où deux marins s’enquièrent des travaux futurs de leur barque. La droiture des mâts et de leurs vergues répond aux volutes des feux de cheminées et du bitume fumant. Lors de son passage en pays breton, la graveuse américaine, Mary Bonner (1887 - 1935) nous livrera le portrait d’un marin volontaire partant en sabots, boned plad** sur la tête, calfater son navire dans les fumerolles de goudron. Sans doute, l’artiste fut-elle sensible au sort peu enviable de ces hommes que ni la mer, ni la terre n’épargnaient. Si le temps évoqué par Guillaume de la Landelle où « sur les échafaudages abandonnés par les charpentiers et perceurs, cinquante, cent, deux cents calfats parfois étaient alignés travaillant de grand cœur, avec une ardeur infatigable » est révolu, quelques chantiers navals comme celui du Guip en Finistère veillent de nos jours à la sauvegarde de cette culture maritime. Et c’est avec plaisir que l’on peut y voir parfois un charpentier de marine calfater les bordés d’une coque renaissante.

Calfatage à Granville, 1913
Alfred LATOUR

Le calfateur, circa 1930 
Mary BONNER

* : huile sur toile, H. 150 ; L. 300, MBA Quimper
** : large béret porté par les marins 

Aucun commentaire: