« La première fois que Richard Baseleer exposa
son œuvre complète à la chapelle du canal Falcon, (…) ce
fut une révélation pour nous tous qui, pourtant, avions suivi de près le
développement de son talent. Un homme se dressait devant nous, un homme doué et
inspiré, qui s'exprimait en une langue originale, une langue à lui. En des
toiles nombreuses, il extériorisait et sa propre individualité, et ses rapports
avec le monde ambiant. Pourtant, le grand public n'y vint pas ou n'y comprit
rien. Ce qui était dit en ces toiles se trouvait en opposition formelle avec
les idées et les sentiments des autres peintres, avec tout ce que le goût du jour
avait imposé et mis à la mode, avec ce que l'on voyait ordinairement aux
expositions. Baseleer voyait, sentait d'une façon toute autre que ne le faisait
la majorité de ses concitoyens et il voulait autre chose qu'eux. Ce n'est donc
pas par miracle qu'il ne fut ni compris, ni apprécié. Il est aisé de dénigrer
ceux qui, en certaines périodes d'art, cherchent à se frayer des voies
nouvelles. En ennemi se dresse tout d'abord devant eux, un public ignorant,
aveuglé par le succès du jour, se laissant mener par des critiques qui ne
savent et ne peuvent mieux faire, qui oublient que, suivant les paroles d'Ernest
Hello, leur seul devoir consiste à «faire justice, comme Hercule». Ils peuvent,
ensuite, compter sur les sentiments d'inimitié de leurs collègues, les peintres,
qui les combattront sans miséricorde et les feront méconnaître. En effet, ceux
qui tenteront de réaliser des penseurs originaux, ou qui auront une vision
nouvelle de l'univers, seront traités de poseurs, et leurs œuvres de
mystifications, par l'indifférence ignorante d'un public guidé par des
jugements injustes, lourds et prétentieux, d'une mauvaise foi évidente et
brutalement exprimés. En un mot : tout le monde courra sus à ces chercheurs. A
peu de chose près, il en fut ainsi pour R. Baseleer. Remarquons-le ici, pour
que ceux qui viendront après nous, sachent en quel marasme l'art pictural
végétait en Flandre de nos jours, quoiqu'il n'y ait aucun pays, en ce moment,
qui puisse se glorifier d'un nombre aussi grand d'artistes véritables.
Baseleer, comme les autres, fut combattu d'une façon déloyale. La moquerie et
l'esprit de dénigrement se liguèrent. Son talent fut nié, son activité
méconnue, on n'épargna pas même sa vie privée. Ses œuvres ne furent pas admises
à certaines expositions, où pourtant nous vîmes s'étaler à la cimaise des
choses monstrueuses, dont le souvenir même s'est effacé en nous. En vérité, on
eût dit que l'on voulait rendre le travail, c'est à dire la vie impossible à ce
peintre. N'est-ce pas là le calvaire de tous ceux qui, à notre époque, en art
ou en littérature, pensent et sentent d'une façon originale, de tous ceux qui
sont plus ou moins des précurseurs ? Ils ne seront appréciés tant que le grand
public ne les aura pas reconnus, ce qui, parfois, peut tarder longtemps. Par ce
fait, l'artiste conscient de son talent et des devoirs qui pèsent sur lui,
l'homme qui veut se créer sa propre voie, sans faire des conversions au goût du jour et sans se résoudre à ces agissements équivoques, qui sont comme autant d'infidélités dont on se rend coupable envers soi et envers son art, devra se tenir, durant ses plus belles années, éloigné de son labeur, pour soutenir journellement, pour lui et les siens, la terrible lutte pour la vie. Il est vrai, cela ne diminuera en rien sa gloire future, mais cette gloire ne sera qu'un « soleil des morts » et il aurait mieux valu qu'elle eut égayé la vie de l'artiste de quelques doux rayons. Elle lui aurait procuré la joie et la lumière ! Elle aurait eu pour conséquence directe ce bonheur domestique qui augmente le pouvoir créateur et rend le travail plus joyeux.
Baseleer est un peintre. Cela seul nous le rend déjà sympathique, quand
nous voyons tant d'autres artistes qui ne peuvent et par cela même, ne veulent
pas peindre. C'est un peintre de paysages, qui s'est fait un devoir d'analyser
et de rendre avec conscience l'état de l'atmosphère. Il peint presque toujours
l'aube, le midi ou le crépuscule. Tantôt c'est à l'aube; une atmosphère aux
tons violets et noirs repose sur l'eau, en attendant qu'au loin le soleil se
lève pour y susciter d'autres tons et d'autres transparences; tantôt c'est
l'heure du midi qui, en une gloire de lumière, fait vibrer toutes choses ;
enfin, plus loin encore, c'est le crépuscule : tout s'assombrit et le soir se
fait. Ce qui vous frappe partout ce sont les jeux de lumière, les multiples
transformations des couleurs : un flamboiement, une fanfare de mille teintes,
un incendie, un brasier, un scintillement, une trépidation de couleurs qui se
meurent dans le lointain, en reflets d'eau et de ciel doux et veloutés. C'est
partout l'extériorisation consciente de l'eau transparente et de l'atmosphère
blonde de notre pays. Etant donné le caractère de l'œuvre même - le dessin de
Baseleer reste sommaire. D'un coup d'œil, en impressionniste dirais-je, il a la
vision du paysage et il tâche ensuite de rendre ce qu'il vient de voir. Le sol
- un seul et simple plan - un ciel au-dessus, et voilà le tableau ébauché.
C'est alors que commence, en somme, la grande besogne pour l'artiste, l'amant
de la nature, qui veut faire valoir chaque teinte et chaque nuance. Du moins
c'est ainsi que je me le figure et ce doit bien être cela : il s'agit alors de
régler, d'ordonner toutes les teintes auxiliaires, les variations des reflets
et les valeurs respectives de la lumière. Il analyse l'aspect sans cesse modifié
de l'eau qui coule ou reflue, toujours mobile et changeante. Il étudie les
digues, l'herbe, les arbres, en même temps que leur couleur, comparée à celle
de l'eau, il peint l'herbe et les roseaux, les « schorren » c.à.d. les
terres d'alluvion le long du fleuve et
les pâturages, que l'eau inonde et abandonne tour à tour, laissant derrière
soi, sur la boue argileuse, de nouvelles couleurs variées. Partout l'on sent -
et ceci surtout doit nous faire aimer cet artiste, le respect et l'amour de la
beauté des choses réelles. L'œuvre de Baseleer me paraît semblable à celle d'un
bon poète qui chanterait simplement avec tout son cœur et toute son âme, sans
rhétorique et sans édifier de système, parce qu'il est heureux de l'émotion que
lui procure la matière dans toute sa prodigieuse splendeur.
L'évolution du
talent de Baseleer s'effectua très lentement. Sa certitude ne s'affirme pas
brusquement. Sa conception de la vie ne se fit pas connaître immédiatement.
Toujours plus confiant dans le but de ses efforts que dans le résultat obtenu,
il ne fit jamais de concessions au goût régnant qui aurait pu diminuer la
justesse de ses observations des frissonnements de l'atmosphère et des
dégradations de la lumière; il exerce, au surplus, sur tout ce qu'il produit
une bonne et saine faculté de critique. Cela l'entraîne même si loin qu'une
œuvre, dignement appréciée, ne peut encore le satisfaire. Nous l'avons entendu
dire, maintes fois devant un tableau de réelle valeur, qui nous semblait achevé
: « Non, ce n'est pas là ce que je voulais. Je vais m'y remettre. » Vraiment,
en entendant ces paroles, nous sentions la crainte nous saisir de le voir
gâcher son œuvre, subjugué par la vision qu'il s'en faisait. Chez d'autres cela
se passait trop souvent ainsi. Nous étions stupéfaits, plus tard, de revoir
l'œuvre plus belle, plus grandiose, et nous devions reconnaître que ce peintre
avait des guides plus sérieux que nous autres, admirateurs enthousiastes. En effet,
ne confronte-t-il pas chaque jour, chaque heure ses œuvres avec les choses et
les éléments même qu'il veut peindre, avec la mer ou le fleuve, avec les digues
ou les pâturages, quand l'aube, le crépuscule ou la nuit les couvre ; il y mêle
sa tristesse, sa peine, sa joie ou son bonheur. Baseleer chante, en un poème
panthéiste, la nature et soi-même comme centre, l'étincelle divine qui anime le
tout. Je le vois s'efforcer à rendre avec amour toutes les combinaisons
multiples de la lumière et de l'ombre et leur mirage dans l'eau et dans
l'atmosphère, se hâtant fébrilement, car le moindre petit nuage, se détachant
au ciel, viendrait anéantir son effet. Il doit vivre de cœur et d'âme quelques
instants sur le lieu où il s'est senti impressionné ; et plus tard, dans son
atelier, cette impression doit l'agiter longtemps pour lui permettre de fixer
sur la toile, pleine de vérité, magnifiquement et splendidement tous ses
documents comme autant de choses à lui. Le Bas-Escaut, voilà le titre que
Baseleer a donné à une grande partie de son œuvre. Le Bas-Escaut, c'est à dire
les digues, les « schorren » et le fleuve lui-même avec ses vagues agitées ou
calmes, le flux ou le reflux. L'on a déjà l'impression de la mer devant cette
large et grandiose étendue d'eau, avec son horizon infini et son immense ciel
nuage. Sous ce ciel l'eau s'agite continuellement, clapotant contre les digues,
les rongeant avec une fureur sans cesse renouvelée, dont on trouve partout les
traces. Baseleer, le peintre des grands espaces d'eau, doit être en même temps
un peintre de ciels. Le contraire serait inconcevable. Pour pouvoir ressentir
ce qu'il y a de grandiose en ces toiles qui, comme je l'ai dit plus haut,
forment un seul aspect, rapide et unique de la réalité, il faut aussi que nous
les voyions et sentions d'un seul coup, en leur ensemble. Toutes les couleurs,
tous les mirages se complètent, s'unifient, s'influencent les uns les autres.
Il y a tant d'unité en ces toiles qu'un intime du paysage nous pourrait dire
l'heure de la journée, à voir la fuite des nuages, l'aspect de l'eau avec la
brume chaude, délicate et subtile ou la couleur de la boue.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire