mardi 21 août 2018

Regards croisés : La barque

 
   Il est naturel que les plus beaux et les plus grands navires soient si représentés dans la peinture. Les galions, les clippers et les lourds cuirassés nés au milieu du XIXème symbolisaient la fierté des états, de leur marine et des grandes compagnies maritimes qui participèrent du XVème au XXème à la conquête des océans et de nouveaux continents. L’iconographie maritime est également riche de ces grandes batailles navales qui jalonnèrent l’histoire du monde et dont les noms, tels Lépante, Chesapeake ou Trafalgar restent gravés dans nos mémoires. 

Parfois de commande et empreintes d’académisme, les œuvres d’art faisaient alors du navire ou de la bataille leur sujet principal en occultant les marins et leurs vies à la dureté sans égale. Le XIXème bouleverse la peinture maritime en lui donnant une dimension humaine. Celle des gens de mer et de leur famille que de nombreux peintres illustreront avec considération et respect sans recherche d’exotisme ou de pittoresque. Dans cette peinture du réel, le rivage, les plages, le port et ses quais deviendront les sujets vivants d’un monde maritime en pleine évolution. 

Dans cette iconographie naissante propre au réalisme, la barque qu’elle fut une yole, un canot, une prame ou un doris, tint une place grandissante dans les œuvres des marinistes de tous les pays. Ce bateau dont le point commun est d’être de petite taille et parfois l’annexe des plus grands, était le symbole parfait de cette vie maritime que les peintres souhaitaient illustrer. Accoster, débarquer, avitailler, pêcher, traverser les ports et les rias à l’instar des Treizour de la cité bretonne de Douarnenez, ou simplement, flâner au gré des flots au seul bruit des avirons,… autant de traits d’union entre la terre et la mer qu’assuraient ces bateaux si proches des hommes.


Sans égaler le canot d’apparat de Napoléon 1er, ces barques en dépit de leur taille reflétaient tout le talent des charpentiers de marine : yole de Ness ou de Bantry, bordages à franc-bord ou à clins, gréements au tiers ou de Bourcet-malet… Chaque barque, flobart de la côte d’Opale, vaquelotte du Cotentin ou canot misainier breton, était l’expression d’une profonde culture maritime. Ce patrimoine reste toujours vivant grâce au travail de nombreuses associations, chantiers navals et passionnés. 

La barque est également indissociable du fleuve et de la rivière où son absence de tirant d’eau rendait plus aisée la navigation et l’échouage. L’âge d’or du canotage se situera paradoxalement loin de la mer sur les bords de la Seine puis ceux de la Marne. En cette fin de XIXème, la traditionnelle barque à fond plat va progressivement s’effacer au profit des sports nautiques où des canots et des voiliers vont s’affronter en régates. Les premières sociétés et cercles nautiques apparaissent. Asnières, Argenteuil, Chatou vont devenir les havres de l’impressionnisme illustrés dans les célèbres toiles de Claude Monet (1840 - 1926), d’Auguste Renoir (1841 - 1919) ou d’Alfred Sisley (1839 - 1899).

Roastbeef,
Gustave CAILLEBOTTE
Madame,
Guy de Mautpassant
L’association Sequana basée à Chatou et qui fêtera l’année prochaine ses trente ans d’existence aura rendu le plus bel hommage possible à deux acteurs majeurs de cette époque en reconstruisant avec talent leurs bateaux. Le 30 m2 Roastbeef sera lancé en 1996 sur un plan de Gustave Caillebotte (1848 - 1894) qui fut à la fois l’artiste brillant que nous connaissons mais aussi un architecte naval hors pair et un marin passionné. En 2015 enfin, ce sera le neuvage du canot Madame de l’écrivain Guy de Maupassant (1850 - 1893). L’auteur d’Une partie de campagne ou de Sur l’eau naviguait à son bord dans les années 1880 à la Grenouillère. Il aura possédé pas moins de dix bateaux. 

Sur la rivière : Matinée, Montreuil-Bellay, Huile sur toile 1896
Henri LE SIDANER (1862 - 1939)
Fragile par sa taille mais aux solides bordés de bois, la barque illustrera sous la palette des peintres du XIXème tous les moments de vie. Ceux des jours heureux tout d’abord, lorsque le temps s’arrête et que, sous des cieux apaisés, les barques et les hommes glissent en paix sur les flots.

Henri LE SIDANER (1862 - 1939) nous offre un très beau témoignage dans cette composition originale de 1896. L’artiste y fait figurer dans la lumière du matin, une de ses sœurs revêtue de ce qui semble être sa robe mariale descendant la rivière Thouet à Montreuil-Bellay dans le Maine-et-Loire. Tout ici concourt au calme et à la sérénité. Des sentiments que l’on éprouve également face à cette œuvre du peintre finlandais Albert GEBHARD (1869 - 1937) où du haut d’une butte, l’artiste illustre une femme ramant seule dans la douceur du couchant. 

Kvällsrodd, Huile sur panneau
Albert GEBHARD (1869 - 1937)
Huile sur toile
Olof ARBORELIUS (1842 - 1915)
Une quiétude des temps heureux qu’illustre aussi le paysagiste suédois Olof ARBORELIUS (1842 - 1915) dans cette scène lacustre de Dalécarlie. Dans un jeu de reflets où l’eau et le ciel se rejoignent, une barque emporte une famille agrandie par l’arrivée du nouveau-né lové dans les bras de sa mère. L’esquif est ici le symbole du bonheur et d’une harmonie des plus parfaites. 

Kapprodd, Aquarelle 1886
Anders ZORN (1860 - 1920)
Cette barque des moments de joie sera illustrée par le suédois Anders ZORN (1860 - 1920) dans une aquarelle de 1886. Dans la station de Dalarö au sud de Stockholm, les deux sœurs Ester et Thyra Dahlström regardent avec intérêt et peut être malice la course qui oppose leur frère Teodor et leur cousin Georg Engel. 

La petite barque, Huile sur bois 1895
Émile FRIANT (1863 - 1932)
Jeu de la course mais aussi jeu amoureux comme dans la célèbre huile La petite barque d’Émile FRIANT (1863 - 1932) peinte en 1895. Dans une virtuosité de précision, l’artiste nous fait partager un moment d’intimité. Une femme à la barre du canot laisse se reposer son époux accoudé sur son genou. La palette du peintre réduite à un camaïeu blanc donne à la scène des accents symbolistes. 

Harald SLOTT-MØLLER (1864 - 1937)
Enfin, c’est sans doute l’artiste danois Harald SLOTT-MØLLER (1864 - 1937) qui nous laisse le plus clair témoignage de ce bonheur de la navigation et de l’eau dans une esquisse qu’il reprendra dans plusieurs de ses œuvres dont l’une porte le nom évocateur d’Idylle d’été. Après quelques coups de rame, c’est la joie du bain, de cette communion totale avec la nature que des amitiés joyeuses et insouciantes viendront rendre inoubliable. 

Fisker bøder garn, Dessin sur papier 1874
Simon SIMONSEN (1841 - 1926)
Mais au-delà de ces instants ludiques ou gracieux, la barque reste l’apanage des marins. Elle est pour eux cet outil de travail et de subsistance qu’illustre ce très beau dessin de l’artiste danois Simon SIMONSEN (1841 - 1926) daté de 1874. Quel autre sort pour tous ces hommes du littoral que de partir pêcher ? En ces temps, la navigation et la mer restent des aventures aux accents périlleux. La pêche sera d’abord côtière où le jour, les marins traquent harengs, maquereaux et sardines. Ces scènes maritimes sont reprises par de nombreux peintres. Le danois Holger H. JERICHAU (1861 - 1900) et le russe Semyon S. PLATONOV (1860 - 1925) les illustrent sereinement dans les couleurs chaudes du couchant. 

Holger H. JERICHAU (1861 - 1900)

Semyon S. PLATONOV (1860 - 1925)
Oscar MATTHIESEN (1861 - 1957)

Ce calme de la mer est néanmoins tout à fait relatif comme le suggère cette autre œuvre du peintre Oscar MATTHIESEN (1861 - 1957) où grondent au large des côtes danoises, la tempête et l’orage. Une confrontation de l’homme et des éléments que Peder Severin KRØYER (1851 - 1909) saisira parfaitement dans une peinture de 1885 où il capte dans les visages des marins la tension d’un accostage sur la plage de Skagen. La mer peut être d’une cruauté sans égale et son ami Carl LOCHER (1851 - 1915) l’évoque sans doute avec cette barque battue par le ressac un jour de tempête sur ces mêmes côtes du nord du Jutland.

Peder Severin KRØYER (1851 - 1909)

Carl LOCHER (1851 - 1915)


Cette vulnérabilité de l’homme dans l’univers hostile de la mer est particulièrement présente dans l’œuvre de l’artiste américain Winslow HOMER (1836 - 1910). Il l’illustrera par ces doris ballotés par la houle, notamment dans cette toile de 1885 représentant des pêcheurs perdus sur les grands bancs. Il n’était pas rare dans cette pêche hauturière à la morue que les doris mis à l’eau disparaissent corps et âme victimes des courants, des brumes ou même d’une surcharge de poissons.

Lost on the Grand Banks, Huile sur toile 1885
Winslow HOMER (1836 - 1910)
On the Suffolk coast, Huile sur toile 1885
Williard LEROY METCALF (1858 - 1925)

Son compatriote Williard LEROY METCALF (1858 - 1925) l’évoque dans une œuvre réalisée en cette même année de 1885. Là où le profane ne voit qu’une simple scène de pêche, le marin comprend que ces hommes trop affairés à leurs prises ont ignoré leur dérive dans cette forte houle. Au loin, La tête de mât de leur bateau brille dans le soleil couchant comme un phare précaire que la nuit va bientôt éteindre. Un destin tragique que seul le son de la cloche battue en rappel sur le terre-neuvas pourra briser. 

Huile sur toile 1882
James CLARKE HOOK (1819 - 1907)
Face aux fréquents naufrages et disparitions de marins, la peinture illustrera le courage des sauveteurs qui bravent les tempêtes en risquant leurs vies. En cette fin de XIXème, il n’est pas question de moteurs puissants mais de solides canots à rames qu’une dizaine de marins du cru vont souquer en direction du naufrage. L’anglais James CLARKE HOOK (1819 - 1907) peint ici ce moment crucial de la mise à l’eau du canot. Les marins figés attendent l’instant où le ressac se calmera pour lancer le canot et traverser la barre des vagues. Le sauvetage en mer ne cessera de se moderniser avec la construction d’abris, de cales de mise à l’eau parfois équipées d’un rail, puis dans les années 1930, l’avènement des premiers canots motorisés. 

On the Thames, Huile sur toile
Eugène-Laurent VAIL (1857 - 1934)
Le monde maritime de cet entre-deux siècles fut également celui des enfants. Embarqués dès le plus jeune âge, ils connaissent la dureté du travail mais aussi, ce monde où les mers adverses se conjuguent parfois avec la rudesse des marins. Les mousses (paradoxe que ce terme si doux pour une vie si rude) partis en cabotage ou au long cours n’avaient pas toujours la chance d’être embarqués et protégés par des proches. La peine du travail se doublait alors de l’éloignement et de la solitude. Quelques scènes les représentent comme cette toile de 1886 de l’artiste franco-américain Eugène-Laurent VAIL (1857 - 1934) où un enfant godille sur la Tamise. Le danois Laurits TUXEN (1853 - 1927) nous en livre un portrait tout en pudeur avec ce garçon au dos courbé assis sur le livet de la barque, travaillant peut être à ramender les filets ou plus simplement, goûtant au repos après la pêche. 

Fiskerdreng i båd på stranden, Huile sur toile 1874
Laurits TUXEN (1853 - 1927)
Les artistes auront parfaitement compris la force et le pouvoir évocateur de la barque, cet objet de réjouissances mais aussi de peines et de courage. Sa présence dans la mythologie, dans les textes sacrés, les poèmes et les contes, sera également une source d’inspiration pour de nombreux artistes. On la retrouvera immobile dans les paysages symbolistes et religieux de Maurice CHABAS (1862 - 1947) ou portant le corps d’Élaine d’Astolat, dame de Shalott, dans les œuvres inspirées par la légende arthurienne des peintres anglais préraphaélites. 

Mais la barque reste pour la majorité des artistes une invitation au voyage, à quitter la terre et devenir l’instant de quelques heures un homme libre ou un marin. Échouée sur une plage ou bercées par les flots comme dans ces œuvres de l’artiste suédoise Agda NAESMAN-NORDSTRÖM (1874 - 1934), du peintre français Tony ROBERT-FLEURY (1837 - 1911) ou du finlandais Väinö HÄMÄLÄINEN (1876 - 1940), la barque à compter du XIXème ne sera plus un simple élément de décor dans la peinture de genre.

Stockevik, 1919
Agda NAESMAN-NORDSTRÖM (1874 - 1934)
Tony ROBERT-FLEURY (1837 - 1911)
Väinö HÄMÄLÄINEN (1876 - 1940)

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