mardi 4 novembre 2025

1/2. Regards croisés : le halage



Le Chemin de Halage - Quimper

Nul ne se souvient aujourd’hui que les chemins de halage, avant d’être des lieux de promenades prisés, furent le théâtre d’une grande misère humaine. Activité immémoriale pratiquée sur tous les continents, des rives du Nil aux fleuves d’Asie, le halage vit des hommes, des femmes et même des enfants, tirer contre les courants et les vents, de lourds navires et chalands à la seule force de leur corps. En France, malgré la loi Freycinet de 1879 interdisant le halage, dit à col d’homme, la pratique se poursuivra longtemps avec l’aide des chevaux, des mulets et des bœufs avant que le touage puis, la propulsion des navires, ne viennent progressivement mettre un terme à ce qui fut sans conteste pour les haleurs un supplice. 


Halage de chalands sur le canal de la route de Yotsugi, gravure 1857
Andô HIROSHIGE (1797 - 1858)

Le rapport du Congrès international de navigation, tenu à Bruxelles en 1898, nous éclaire sur la vision du halage en cette fin de 19ème : « Lorsque le halage a lieu à col d’hommes, il est généralement opéré par les membres de la famille du batelier. On peut considérer que le concours de deux adultes est nécessaire pour tirer un bateau portant 70 tonnes et que le parcours moyen effectué dans ces conditions est de 1,5 km à l’heure, ce qui, pour un salaire de fr. 0,3 par personne, correspond à un prix de revient de : 0,3 x 2 / 1,5 x 70 soit fr. 0,0057 par tonne kilométrique. Les chevaux opérant la traction appartiennent pour le plus grand nombre à des haleurs professionnels qui traitent à forfait avec le batelier pour toute la longueur du trajet à parcourir. Les chevaux des cultivateurs et fermiers de la région sont utilisés également dans la mesure de ce que permettent les travaux agricoles. Certains bateliers, propriétaires de grands bateaux, ont des chevaux de halage qu’ils logent à bord, mais le cas est exceptionnel. Un bateau portant 280 tonnes est tiré par deux chevaux ; en 47 heures, il parcourt en remonte et 14 heures en descente, la distance de 24,104 km comprise entre l’écluse n° 12 et la Sambre (...) Pour la distance de la Sambre à l’écluse 12, le prix du halage est de fr. 9.00, soit : 9.00 / 70 x 24,104 soit fr. 0,00553 par tonne kilométrique. » Le labeur des hommes et des chevaux est ici crument ramené à un prix de traction de la tonne kilométrique. Dans ce froid calcul, on notera que deux adultes tractant pendant une heure un navire de 70 tonnes n’auront parcouru que la modeste distance d’un kilomètre et demi. Voilà qui résume la triste condition du haleur dont le sort n’est pas sans rappeler celui des antiques galériens. 


Les artistes, peintres et sculpteurs, seront nombreux à illustrer le halage. Si ces corps sanglés et ployés sous l’effort seront parfois à la source d’œuvres esthétisantes, ce sont bien des sentiments d’indignation et de compassion qui pousseront les artistes à en représenter la brutalité. 


L'Alzaia, 1864
Telemaco SIGNORINI (1835 - 1901)
    

De façon emblématique, cette critique sociale sera illustrée pour la première fois dans une œuvre de grand format ayant pour cadre les rives de l’Arno près de la ville italienne d’Empoli. Telemaco SIGNORINI (1835 - 1901) la réalise en 1864 sous le titre de L’Alzaia. Des hommes penchés, retenus par des cordages tirent, de tout leur poids, un navire que l’artiste volontairement occulte. Le peintre centre son sujet sur ces hommes attachés, les bras ballants, le regard tourné vers le sol, unis et seuls à la fois dans la souffrance physique. Les plis des chemises sous la traction des cordages laissent aisément deviner la lacération des torses. Au loin, un père et sa fille, bourgeoisement vêtus, détournent le regard, aveugles au sort des haleurs. Interdite en Italie au regard de sa dimension politique, la peinture recevra pourtant en 1873 un prix à l’Exposition Universelle de Vienne. 


Les haleurs de la Volga, circa 1870 
Ilia RÉPINE (1844 - 1930)

Peut être inspiré par cette œuvre de Signorini, le peintre russe Ilia RÉPINE (1844 - 1930) crée une toile au succès retentissant dans toute l’Europe et qui sera acquise par le Grand-duc Vladimir Alexandrovitch de Russie (1847 - 1090). Appelée Les haleurs de la Volga, l’œuvre démarrée vers 1870 va nécessiter trois années de travail à l’artiste. Longue de près de trois mètres, elle reprend l’horizontalité de L’Alzaia mais nous fait cette fois regarder de face la misère des bourlakis, ces haleurs aux visages noircis et aux habits en lambeaux, asservis au pire esclavage. Pour mieux dénoncer la cruauté de la scène, le peintre oppose l’extrême pauvreté des hommes à l’ornement précieux de la rasshiva, cette embarcation typique de la Volga. Comble de la fatalité, un remorqueur s’éloigne au loin laissant les hommes à leur condition. Seul, le plus jeune d’entre eux se dresse espérant échapper par son regard à son destin. Le tableau, également présent à l’Exposition universelle de Vienne de 1873, y obtient une médaille d’or.


Le Haleur , 1890
Théodore VERSTRAETE (1850 - 1907)

Haleur au tournant de la Sambre

Pierre PAULUS (1881 - 1959) 

 

D’autres peintres illustreront le haleur dans la solitude de sa souffrance. Les artistes réalistes belges Pierre PAULUS (1881 - 1959) et Théodore VERSTRAETE (1850 - 1907) adoptent un même point de vue : un haleur, de dos, tracte un navire absent, les bras tombants ou joints comme ligotés à l’instar d’un condamné. Leur compatriote Georges BUYSSE (1864 - 1916) dans Le haleur en automne adopte une vue latérale où dans un cadre bucolique aux couleurs chaleureuses, un haleur courbé à l’extrême tire péniblement sa charge. En arrière plan, un batelier paraît interpellé à la vue de cette scène si rude en cette douceur automnale. Les pieds nus, la tête auréolée par les reflets aquatiques, le bras porté au front comme un homme qui se signe, le haleur acquière ici une dimension christique. Le chemin de halage est un véritable chemin de croix et nous sommes ce batelier impuissant regardant la souffrance du Fils de l’homme.


Le Haleur en automne
Georges BUYSSE (1864 - 1916)


Mais le halage est aussi le partage d’une peine commune, le temps d’une solidarité où chacun va peser de tout son poids et tirer de toutes ses forces pour gagner les quelques mètres à venir si proches et si lointains à la fois. Le peintre belge Pol VAN DE BROEK (1887 - 1927) va parfaitement illustrer cette fraternité dans l’épreuve. Dans un paysage tourmenté par les vents, les deux haleurs aux postures et courbures identiques, se confondent pour ne plus faire qu’un dans l’adversité. De façon distincte, Jules ADLER (1865 - 1952) dans une étude préparatoire à sa très grande toile de 1904, Les Haleurs, célèbre la force collective du groupe. Avec une même inclinaison mais de façon dispersée, les haleurs deviennent dans l’effort une masse soudée que l’on pressent bientôt victorieuse de l’épreuve. 


Les Haleurs
 Pol VAN DE BROEK (1887 - 1927)

Etude pour les haleurs
Jules ADLER (1865 - 1952)


A suivre

Aucun commentaire: